Nicolas Henry est un passionné de l’histoire et de la culture de la Chine. Sinophone émérite (du genre à lire des romans chinois directement dans la langue de Confucius), il traduit d’ailleurs des « lianhuanhua », des bandes-dessinées chinoises traditionnelles adaptées de récits mythiques (comme les Trois Royaumes ou Au Bord de l’Eau), aux éditions Fei. Également auteur de jeux de rôle, on lui doit notamment Achéron chez CDS Éditions.
Alors quand un tel personnage décide d’écrire son propre jeu de rôle situé en Chine ancienne et inspiré des récits classiques de chevalerie chinoise, on ne peut que l’attendre de pied ferme – d’autant que la précédente gamme qui explorait ces thèmes celle de Qin, chez le 7ème Cercle) est terminée depuis longtemps.
Wulin – Chroniques du Pinceau & de l’Épée est donc le résultat du travail de Nicolas Henry : un jeu prenant pour cadre la Chine de la dynastie Song du Sud et proposant de jouer des héros du monde des arts martiaux bien décidés à devenir des légendes.
Le Dragon
La Chine, cet empire déjà millénaire, vit une période pour le moins problématique. Alors que le Nord du pays est tombé sous les assauts des Jin (une nation nomade pré-mandchoue), la cour impériale a trouvé refuge au sud du Fleuve bleu où elle tente vainement de se réorganiser. De lâches courtisans manigancent en effet afin de s’attirer les bonnes grâces de l’envahisseur et complotent dans le but de faire déchoir les vaillants généraux qui cherchent à reconquérir les territoires perdus. Empire normalement puissant, la Chine des Song s’enlise alors dans la corruption – au grand dam du peuple qui paie pour les excès de mandarins ambitieux.
Au Nord, la situation ne va guère mieux. Les Jin règnent sur les villes prises aux Chinois sans réel excès de brutalité (préférant s’appuyer sur l’efficace administration impériale) mais les Han n’apprécient pas la soumission. Des révoltes sont impitoyablement écrasées dans l’œuf alors que les armées du Sud, trahies par les intrigants de la cour, vont de défaites en défaites.
Autour de cette situation polarisée, d’autres nations cherchent à tirer leur épingle du jeu. Les Mongols de l’Empire Liao sont à présent désorganisés et attendent qu’un Khan valeureux les unifie. Le Tufan (Tibet) est le repaire de fanatiques religieux et d’assassins redoutables, objets de bien des rumeurs. Le royaume informel du Xia, qui couvre la Route de la Soie, fait le pont entre l’Orient et l’Occident – tout s’y trouve, s’y achète et s’y vend, même les hommes.
Et, parallèlement à tout cela, le monde des arts martiaux – le fameux jiang hu – est le théâtre de rivalités entre écoles, accueille les marginaux jetés sur les route par tous ces troubles, organise de fabuleux tournois, voit naître et mourir des combattants de valeur, abrite magiciens taoïstes et créatures fabuleuses, recueille bandits et maraudeurs, etc. C’est une société alternative pour tous ceux qui souhaitent échapper à la rigidité toute confucéenne d’un Empire qui a lui-même renoncé à ses idéaux. C’est là que vont se dérouler les aventures de Wulin – au milieu des forêts et des lacs.
Le Phénix
L’arrière-plan historique de Wulin est décrit avec soin mais surtout un grand esprit de synthèse. Chaque nation est présentée rapidement mais avec suffisamment de détails pour en saisir immédiatement l’ambiance : description, organisation politique, mode de vie des habitants, situation actuelle… Tout le nécessaire pour dépeindre l’Extrême-Orient à cette période sans assommer le lecteur – et l’effaroucher avec une histoire dont il n’est pas forcément familier. Au contraire, cette partie de Wulin – située en tout début d’ouvrage – est une mise en bouche stimulante car elle offre un background original, exotique et aisément assimilable grâce à l’érudition de l’auteur – qui parvient à ne pas en faire trop tout en transmettant les informations essentielles. N’importe quel meneur de jeu devrait d’ailleurs avoir des dizaines d’idées de scénarios à la lecture de ces pages – rien que le Xia, avec son ambiance à cheval entre deux civilisations, est une mine d’intrigues !
L’ouvrage se poursuit avec une brève description du monde des arts martiaux et des idéaux qui motivent ceux qui y cherchent refuge. De nombreuses factions en sont détaillées – sociétés secrètes, écoles de kung-fu, sectes d’assassins, guildes marchandes… Pour ceux que cette rapide présentation laisserait sur leur faim, Wulin revient bien sûr sur le jiang hu plus en détails par la suite (sans compter que même les chapitres les plus techniques délivrent de nombreuses et précieuses informations sur l’univers de jeu). Un chapitre passionnant décortique d’ailleurs les thèmes du récit de wuxia et les met à la portée du lecteur occidental. Nicolas Henry dédramatise ainsi l’exotisme supposé déroutant de cette Chine ancienne en osant des parallèles avec notre propre culture populaire – les histoires de capes et épées à la Dumas, par exemple. Grâce à ces judicieux conseils, tout meneur de jeu devrait être capable de s’approprier le cadre de Wulin et d’y créer ses propres aventures respectueuses des codes du genre. Une gageure mas encore une fois, la connaissance et la pédagogie de l’auteur font mouche et décomplexent le rôliste intimidé.
La Tortue
Bien que prenant pour contexte une période historique précise, Wulin se veut avant tout un jeu d’aventure et d’action ! Et son système de jeu tend bien sûr vers cette intention.
Ainsi, un personnage y est au départ classiquement défini par des Caractéristiques (Corps, Force intérieure, Allure, Esprit et Gong Fu) et des Identités (des méta-compétences : un courtisan sera habile en rhétorique et aura des connaissances politiques, un militaire saura combattre et élaborer des stratégies, etc.) mais plus intéressant, ses capacités dépendront surtout de ses Traits légendaires. C’est à dire ce que la rumeur populaire rapporte de lui et de ses exploits : de courtes phrases où le personnage se met en avant, de type « On dit de moi que mon poing peut briser la pierre la plus dure », « Ma voix est capable d’enjôler les Immortels eux-mêmes », « Même le tigre le plus féroce ne peut me battre de vitesse », etc. Chaque fois que le personnage accomplit une action où sa réputation entre en jeu, il gagne ainsi des bonus. Mais attention ! Une telle réputation se mérite et le personnage doit en être à la hauteur : à lui de se lancer dans des actes spectaculaires et si possible devant de nombreux témoins afin que sa légende perdure et s’accroisse ! Car celui qui ose peu retombe vite dans l’anonymat… C’est là la grande force du système de Wulin : pousser les joueurs à rivaliser d’audace – voire d’arrogance ! – en inventant des Traits évocateurs et en les jouant à fond. De quoi les encourager à émuler les récits d’arts martiaux où les protagonistes n’hésitent jamais à se dépasser pour devenir des sommités du jiang hu.
Autre idée brillante, le meneur de jeu ne fixe pas la difficulté de l’action : ce sont les joueurs qui doivent parier dessus et tenter de briller en se confrontant à des seuils élevés. Grimper un mur de façon simple est aisé mais n’apporte que peu d’amusement ; courir sur cette paroi verticale avant d’effectuer un saut périlleux pour retomber en position de combat une fois de l’autre côté est bien plus dans l’esprit de ce qu’on attend d’un wu xia ! Mais attention à ne pas trop se dépenser : car si un jet (Wulin se joue avec des dés à huit faces) n’atteint pas la difficulté fixée, c’est certes un échec mais s’il dépasse cette même difficulté, le personnage se fatigue inutilement et perd du souffle. En général, un personnage peut lancer autant de dés que sa Caractéristique mise en jeu plus les Identités et Traits qui peuvent s’appliquer : un 4 est considéré comme un 0 tandis que le 8 permet de décider du résultat (et d’ajuster ainsi son total au plus près de la difficulté). La notion toute taoïste de l’équilibre est ainsi judicieusement simulée par les règles du jeu.
Le personnage enfin dispose de plusieurs compteurs – trop, peut-être. Entre le souffle, les contusions, les blessures, la face (car oui, on peut perdre une joute en étant simplement humilité par un adversaire – une excellente idée), le Yin et le Yang (qui permettent de modifier le résultat d’un jet ou la difficulté), le neigong… Cela fait beaucoup et oblige le joueur à jongle avec un grand nombre de données – en contradiction avec le dynamisme que Wulin souhaite insuffler à ses parties. Rien qui ne se règle avec quelques séances pour s’habituer cependant, mais peut-être le meneur de jeu devrait-il introduire les éléments de règles progressivement afin de ne pas perdre ses joueurs.
La Qilin
Bien sûr, Wulin propose également de nombreuses règles pour émuler les arts martiaux.
Ainsi, les joueurs ont à disposition tout le nécessaire pour créer leur propre école de kung-fu. Ils peuvent en définir les Piliers – fonctionnant à la manière des Traits légendaires des personnages – ainsi que diverses techniques. L’auteur fournit de nombreuses briques à compiler pour se fabriquer sur mesure son « Attaque de l’Aigle de Jade » : par exemple en cumulant le Wugong de l’Apesanteur avec un coup sauté et une frappe agressive. Le résultat apportera des bonus et une description bien dans l’esprit. Bien sûr, de nombreux exemples d’écoles et techniques toutes faites sont proposées afin de se lancer au plus vite et de guider l’inspiration des lecteurs.
Le chapitre consacré aux arts martiaux est touffu et devrait satisfaire les adeptes désireux de fondeur leur école pour aller défier les autres ! Toutefois, on ne peut s’empêcher de trouver qu’il y a un contraste entre l’épure de la définition du personnage et l’exhaustivité technique de celle d’un style martial. Peut-être Nicolas Henry aurait-il dû pousser son idée jusqu’au bout et définir chaque élément du jeu (l’alchimie et l’artisanat aussi, par exemple) par un système de Traits basés sur la rumeur et la légende…
Cela aurait cependant risqué de décontenancer les rôlistes plus classiques, aussi l’équilibre actuel des règles de Wulin est-il sans doute le meilleur compromis possible pour toucher tous les publics : un côté libre et quasi narrativiste couplé à une solide base mécanique, permettant de satisfaire les goûts de chacun.
Le Yin
Wulin n’est pas un jeu fantastique. Si certes les héros y sont capables d’exploits hors du commun, ceux-ci restent dans une certaine tradition du protagoniste de récits d’arts martiaux. Le surnaturel n’est guère censé apparaître dans les scénarios – en tout cas, pas de façon frontale.
Cependant, comme les Chinois de l’époque étaient superstitieux et croyants, Wulin détaille les religions de l’Empire du Milieu (taoïsme, bouddhisme, confucianisme), décrit de nombreuses traditions ésotériques (alchimie, talismanie, fengshui, exorcisme, etc.) et présente un petit bestiaire de créatures classiques (spectres, esprits-animaux, démons, cadavres animés…). Pour ces dernières, aucune caractéristique n’est fournie mais à la place, Nicolas Henry nous donne des conseils sur la façon de les faire intervenir dans un scénario de façon à leur garder une aura de mystère ou à en faire des escroqueries à démasquer.
Comme pour chaque chapitre de background, l’auteur fournit les codes et les clés, des conseils et des recommandations – de façon synthétique et accessible. C’est ensuite au meneur de jeu de décider quoi en faire et de choisir sa version du surnaturel – attendu que Wulin n’est pas forcément recommandé pour rejouer Histoire de Fantômes chinois autour de la table…
Le Yang
Afin de mettre tout cela en pratique immédiatement (tant le cadre de jeu que les règles), Wulin fournit un copieux scénario en fin d’ouvrage. Celui-ci se déroule dans la grande cité de Wuxi (un décor suffisamment décrit – avec carte et PNJ majeurs – pour pouvoir être réutilisé dans d’autres aventures) et met en scène différentes intrigues entrecroisées autour d’un tournoi d’arts martiaux. Les thèmes classiques des récits de wuxia y sont mis à l’honneur : vengeance, injustice, rivalités martiales, amour tragique, rédemption, destin… Autant dire que les joueurs seront directement projetés dans la Chine ancienne, pour leur plus grand plaisir ! D’autant que les plus pressés auront à disposition une demi-douzaine de prétirés entre lesquels choisir.
Ce gros scénario occupera aisément plusieurs séances de jeu, de quoi devenir accroc à Wulin très rapidement !
Le Qi
Wulin est un fort bel ouvrage, sous une couverture cartonnée solide. La mise en page présente une sobriété qui convient au sujet – la maquette est ainsi lisible et élégante. Les illustrations, signées Olivier « Akae » Sanfilippo (qui offre également la carte fort pratique mais que l’on aurait préférée en couleur) et Santy Hoang (dont la couverture donne bien le ton), sont de toute beauté et servent à merveille l’ambiance du jeu. Paysages et personnages immergent le lecteur dans cette Chine ancienne pleine de dilemmes et de combats pour l’honneur. Diverses calligraphies et peintures d’époque sont judicieusement placées et donnent un côté classique au livre.
Par contre, les quelques photos directement incluses dans Wulin sans retouche tranchent vraiment avec la charte graphique. C’est mineur mais il s’agit là d’une légère faute de goût – qui n’entache heureusement pas l’ouvrage outre mesure.
Il est également à noter que Nicolas Henry possède une fort belle plume. Son texte est élégant et bien tourné, avec ce qu’il faut d’humour et de sérieux en alternance pour faire vivre les pages du livre et en rendre la lecture aussi fluide qu’agréable. Les nombreux encadrés où il donne de pertinents conseils rappellent constamment que Wulin est un jeu comme un autre, malgré son sujet intimidant, et qu’il ne faut donc pas avoir peur de le faire sien.
Le Tao
Wulin – les Chroniques du Pinceau & de l’Épée est une franche réussite.
Le contexte de jeu parfaitement décrit offre des opportunités immenses en termes de scénarios : le côté historique assure un arrière-plan solide tandis que le décor du jiang hu autorise les exploits les plus héroïques qui soient – tels qu’on les voit dans les films de sabre chinois. Le système de jeu repose sur des idées brillantes qui servent à merveille le propos ludique du jeu – et les quelques bémols soulignés ne sont guère que grains de poussière sur un joyau étincelant. Entre les conseils visant à décomplexer le meneur de jeu et le scénario offert, il est de plus possible de se lancer sans attendre afin de profiter au plus vite de cette perle ludique.
Wulin – les Chroniques du Pinceau & de l’Épée est ainsi clairement le meilleur jeu d’aventures du moment, l’œuvre d’un érudit qui parvient à transmettre à la perfection sa passion – n’oubliant jamais qu’il propose un jeu de rôle avant tout. Coup de maître immédiat, Wulin mérite assurément de figurer dans la ludothèque de tout meneur de jeu épris d’héroïsme, de souffle épique et d’exotisme.
Un jeu édité par Game Fu Éditeur
320 pages
37 € 90
Cinq questions à Nicolas Henry, auteur de Wulin – les Chroniques du Pinceau & de l’Épée
Mythologica (M) : La gamme Qin du 7ème Cercle a pris fin il y a sept ans déjà. Pourquoi d’après vous y a-t-il fallu autant de temps pour que la Chine revienne à l’honneur dans le paysage rôlistique français ?
Nicolas Henry (NH) : Pour tout avouer, Qin a été ma némésis : je mettais le point final à ma première version de Wulin lorsque Qin est sorti, balayant tout sur son passage. Le jeu a connu le beau succès que l’on connait malgré un sujet somme toute confidentiel et j’ai du ranger mes pinceaux de calligraphie avec amertume avant de reproposer ce jeu à Laurent Rambour, sous l’impulsion d’amis et de joueurs de convention. Commercialement, c’était un pari risqué : nous avons essuyé les fatidiques comparaison avec l’avant-garde que représentait Qin sur le sujet. Pourquoi diable faire un jeu sur les wuxia alors qu’il y a Qin ? Une question qui ne revient pas sur d’autres sujets comme le post-apo, les jeux de capes et d’épées et encore moins sur le médiéval-fantastique. Oui, je vous l’assure : on peut faire des tas de jeu sur un thème identique – d’ailleurs on peut aussi faire des tas de films, de romans ou de BD sur un thème identique. Je crois que les gens appellent ça un « genre », ce qui a fait qu’il y a eu un nombre incroyable de comédie après l’Arroseur arrosé des Frères Lumière.
Après plus sérieusement, il faut croire que la Chine fait peur – d’autant plus qu’elle véhicule avec elle un certain nombre de clichés tenaces, que les médias contribuent à entretenir. On a souvent deux idées de la Chine : la période Révolution culturelle, avec une quantité d’étudiants à casquette étoilée qui brandissent le petit livre rouge et une vision bancale d’une Chine impériale où se mélangent opium, natte, kung-fu et palanquin, sans véritable repère historique. Et pour cause : les images historiques qu’on en a ont été véhiculées par le cinéma de Hong Kong qui n’en était pas à une incohérence près, niveau costumes et décors. Pour nous, la Chine semble figée dans une imagerie un peu fantasmée et très vieillotte pas particulièrement glamour, ni fun. Qui plus est, la fermeture du pays jusqu’aux années 1980 n’a rien fait pour améliorer les choses : l’ancienne culture chinoise s’est très peu exportée, alors qu’une autre – plus populaire – a bien réussi à s’implanter dans nos référence culturelles : la culture japonaise, en particulier grâce au manga, qui a été un formidable support de transmission à la fois ludique et progressif. On oublie (ou plutôt on ne sait pas) que beaucoup de références que nous connaissons du Japon viennent en réalité de la Chine. Je pense par exemple aux histoires de chambara, aux ninjas (les Cike en Chine), à la culture des courtisanes (geishas japonaises), au Zen, à la notion de Ki ou de cosmo-énergie (le Qi chinois), aux cinq éléments etc…Pire, si l’on savait que la Force de Star Wars, c’était tout bêtement le Neigong chinois (ou le Ki japonais), je crois que certains feraient une attaque.
On ignore souvent que le roman d’aventure chinois est un genre très populaire, très coloré, bourré de ces grands moments épiques que ne bouderait pas un amateur de fantasy chez nous. Plus je me rendais compte de ça, plus je me disais « Mais merde, pourquoi ils ne traduisent pas ça chez nous ? » (les Chinois, eux, ne se privent pas de notre littérature d’heroic fantasy –qu’on se le dise)
La première tête de pont vers la culture wuxia a été jetée par Ang Lee, avec son Tigre et Dragon, dont le succès critique a permis de donner un coup de jeune au film d’aventure chinois. Paradoxalement, les Chinois, eux, ont jugé le fim trop occidental et l’on assez mal reçu au départ. Ce côté « gardons jalousement nos trésors » est partiellement responsable du manque de connaissances que nous avons sur la Chine – et qui dit manque de connaissances facilement accessibles dit manque d’intérêt. Pour aggraver le tout, la sinologie française (c’est moins vrai maintenant cependant) a participé à ce petit jeu : il valait mieux se retrouver parmi une cour choisie de mandarins universitaire plutôt que d’essayer de vulgariser cette culture. La majorité des ouvrages majeurs chinois ont été traduit en langue précieuse et les ouvrages traitant de la culture sont rédigés de manière très universitaire, pas du tout ludique, comme une porte fermée pour le vulgum pecus. C’est quelque chose que j’ai pu ressentir très fortement à l’université.
Du coup, peu d’ouvrages de référence accessibles, une imagerie kitsch et assez figée, peu de réels échanges ludiques et culturels entre les deux pays… ça ne favorise pas vraiment l’émergence de jeux sur ce thème.
Ce qui me rassure cependant, ce sont les premières incursions de bandes-dessinées chinoises sur ces thèmes là en France (je pense à l’excellent Blood & Steel qui est sorti il y a peu et au boulot abattu par les éditions Fei pour mettre en avant le manhua) et deux ou trois jeux vidéo (Dynasty Warriors, Age of Wulin…), qui laissent à penser que le dragon se réveille de son loooong sommeil.
M : Qu’est ce qui a arrêté votre choix concernant la période historique dans laquelle prend place Wulin ?
NH : Parce que c’est ma période favorite de l’histoire de Chine ?
Plus sérieusement parce que c’est la période en or pour le thème que je voulais mettre en avant : l’héroïsme.
Qin traitait de l’Antiquité et du début de l’unification par la force d’un Empire, une unification inéluctable, violente et pessimiste : les joueurs se retrouvaient happés dans des conflits historiques et ils devaient se battre contre leurs désillusions. Shaolin & Wudang était une histoire de résistance contre un envahisseur tyrannique mais bien implanté – qui plus est, c’est la période la plus traitée par les films de référence : tous les films où les héros ont le crâne tondu et la natte derrière, c’est la dynastie Qing (la dernière) tenue par des Mandchous.
Le Song du Sud, c’est une période propice à plusieurs thèmes : au Nord, des hommes résistent à l’avancée féroce des cavaliers du Nord, les Jin ; au Sud, l’Empire chinois sur le déclin s’effondre sur lui-même, en prise avec la corruption et les complots qui ravagent sa cour. Tout autour, les pays remuent ou implosent : le Japon est en pleine guerre civile, la Corée finit l’unification du Goryeo et est également menacée par le Jin, le Route de la Soie est loin d’être pacifiée…
Comme le disait Luo Guanzhong, l’auteur de la Romance des Trois Royaumes : « C’est dans les temps troublés que naissent les héros » et il a raison. Les joueurs vont incarner les derniers espoirs d’un peuple effondré, qui n’ a plus aucune confiance en ses dirigeants.
Voyage, résistance et clandestinité, lutte face à l’oppression, jeux de cour : la période est celle qui a mon avis se prête le mieux à Wulin. Je voudrais que le jeu ne soit pas seulement un « jeu de kung-fu » mais bien un jeu d’aventure, comme pouvait l’être le Secret de la Septième Mer par exemple. On est pas obligé d’y jouer des bretteurs pour briller et tout ne se résume pas à ferrailler dans les rues de Charousse.
La dernière raison est littéraire : l’origine du roman de wuxia est la saga Au Bord de l’Eau, qui met en scène des héros prenant le maquis, victimes d’injustice ou écoeurés par la corruption endémique des mandarins. Ces bandits vengeurs, au panache tapageur mais à la vertu intacte, ce sont exactement les personnages de Wulin : autant leur permettre d’évoluer dans les mêmes eaux, non ? De même, mes romans favoris de wuxia, comme Chu Liuxiang de Gu Long et Tian Long Ba Bu (Demi-god and Semi Devil) de Jin Yong se déroulent également à cette époque. De base, c’est la première qui m’a sautée au visage lorsque j’ai commencé à rédiger le jeu.
M : Quel principe directeur a guidé la réflexion autour du game design du jeu ? Notamment tout ce qui concerne la réputation, l’évolution de la légende, etc.
NH : Une claque spirituelle de Jérôme « Brand » Larré à trois heures du matin ! Je venais de lui faire tester la version 1 de Wulin au sein de mon association parisienne et je devais présenter le jeu à la Japan Expo le lendemain. J’avais également signé le contrat avec Laurent Rambour, sur le jeu tel qu’il était alors (bien plus classique). J’hébergeais Jérôme qui m’a donné son avis sur le jeu : en le présentant, j’avais mis la réputation au centre des enjeux et il m’a alors demandé pourquoi cette réputation, si importante apparemment, se limitait à une ligne de score dont on ne connaissait même pas l’utilité à l’époque… Qui plus est, le système était assez lourd tandis que le jeu prônait le dynamisme.
En fait, on a passé une nuit entière à parler de game design et de pourquoi on s’obstinait à s’accrocher à des mécaniques de jeu par simple réflexe. En creusant la réflexion, j’ai évacué progressivement tout ce qui alourdissait la création de personnage pour chercher l’âme du jeu. Qu’est ce que j’avais envie de dire et où je voulais emmener mes joueurs ? Il fallait encourager les personnages non plus à survivre, mais à se comporter en héros.
J’ai toujours pensé que le système de jeu avait une importance cruciale pour soutenir une ambiance : beaucoup de jeu dits héroïques vont bloquer les joueurs par des difficultés inadaptées. Par peur de l’échec, on va se contenter de jets faciles ou suroptimiser un personnage qui perdra en couleur ce qu’il gagnera en efficacité.
Je voulais des héros dignes, des personnages qui méritent de rentrer dans la légende parce qu’ils brillent. Ce n’est pas gênant en soit qu’ils soient forts : la contrainte dans Wulin n’est pas dans la difficulté des actions, elle est dans la constance de l’héroïsme. Celui qui a pris le rôle de modèle est désormais condamné à ne plus faire de faux pas et c’est là que tout le jeu prend son sel : le personnage n’existe que par sa réputation, si celle-ci est ruinée, il s’effondre également. Et s’il est difficile de faire tomber un colosse capable de tuer un tigre à coup de poing, il est tout à fait envisageable de l’attaquer sur l’espoir que les gens portent en lui. C’est l’une des thématiques majeures du roman de wuxia où les héros les plus flamboyants tombent suite à une calomnie ou une erreur anodine, où les duellistes de renom sont poussés à la faute car prisonniers de leur légende et où les gens les plus respectables se livrent aux actes les plus abjects pour sauver la réputation de leur école, de leur temple ou de leur famille.
Dans Wulin, le personnage se définit par ses Traits légendaires : c’est à dire les rumeurs qui courent sur lui – plus il sera héroïque et les mettra en avant, plus elles se concrétiseront mais moins il sera à la hauteur de sa réputation, plus elles tendront à disparaître pour le laisser retomber dans l’anonymat. Voilà de quoi pousser les joueurs à se mettre en avant !
Qui plus est, le score de réputation pourra permettre aux personnages d’obtenir de nouvelles légendes : cette réputation augmente lorsqu’ils agissent de manière vertueuse, brave ou impressionnante ; elle baisse lorsqu’ils agissent de manière vile et mesquine (mais pas forcément méchante : un bon méchant peut avoir une réputation !). J’en avais assez des joueurs qui interprétaient des mousquetaires pillant des cadavres pour trois pièces de cuivre ou des paladins se livrant à la torture de paysans pour obtenir des informations douteuses. Le système de Wulin contraint à jouer autre chose que des pauvres types qui agissent toujours pour la gagne.
M : À quel suivi peut-on s’attendre pour Wulin ?
NH : Le contrat d’exclusivité court sur huit ans (le clin d’oeil numérologique de Laurent Rambour). En fonction du succès du jeu, nous prévoyons un supplément par an – si je tiens le choc ! Ce qui est assuré pour l’instant, c’est l’écran d’Olivier « Akae » Sanfilippo et la grosse campagne qui est en cours de rédaction. Si j’ai un peu de temps, je publierais aussi quelques scénarios à télécharger ou à publier dans les magazines de jeu de rôle.
M : Quels sont vos autres projets, que ce soit dans le jeu de rôle ou dans d’autres domaines ?
NH : Sur le long terme, j’aimerais faire des nuits de plus de cinq heures, mais c’est pas encore gagné !
Là, je boucle la traduction du quatrième coffret des oeuvres classiques de la littérature chinoise en Lianhuanhua (la bande-dessinée traditionnelles chinoise), pour les éditions Fei. C’est le dernier des quatre : le Rêve dans le Pavillon Rouge. J’ai une scénarisation de bande-dessinée en cours, une autre qui est censée sortir l’an prochain, la création d’un jeu de plateau sur le personnage du Juge Bao avec Patrick Marty… Je rêverais d’avoir le temps de faire un fascicule chez le Carnoplaste – mais un jour, je suis sûr que j’y arriverai.
Niveau jeu de rôle, c’est saturé : outre ma participation à un projet de jeu d’urban fantasy sous la houlette de Romain d’Huissier, j’ai signé pour une réédition d’Achéron chez les XII Singes – avec la suite des suppléments que je voulais achever pour ce jeu. Et pour finir, un projet de jeu de polar hongkongais (encore, oui !) qu’on a en tête depuis un moment avec mon pote Simon Gabillaud (Teocali, Knight…), dans la mouvance des films de Johnny To ou de John Woo.
Après promis, j’arrête avec la Chine… Enfin un peu.
Propos recueillis par Romain d’Huissier