Les Lames du Cardinal est à l’origine une trilogie romanesque signée Pierre Pevel et constituée de : les Lames du Cardinal, l’Alchimiste des Ombres et le Dragon des Arcanes. Cette série narre les aventures d’agents spéciaux au service du Cardinal de Richelieu, dans une France du XVIIe siècle teintée d’uchronie et de fantasy. Dans ce monde en effet, les dragons existent et ne sont plus ces énormes reptiles cracheurs de feu (enfin, pas tous…), mais des êtres épris de complots qui se languissent de leur gloire passée. Tissant la toile de leurs intrigues dans cette Europe de la Renaissance, ils manipulent les diverses cours (celle d’Espagne étant déjà entièrement sous leur coupe) dans le but de reprendre le pouvoir sur les humains. Seule la France lutte efficacement afin de déjouer leurs plans – grâce aux fameuses Lames du Cardinal : espions, épéistes et investigateurs de l’occulte à la fois.
Parue tout d’abord chez Bragelonne puis chez Folio SF, cette trilogie s’est vite taillée une réputation flatteuse. À la croisée d’Alexandre Dumas et d’Umberto Ecco avec une petite touche de fantasy, les Lames du Cardinal brille par sa précision historique, son intrigue menée tambour battant et ses scènes d’action dignes des meilleurs films de cape & épée – le tout mise en valeur par une plume vive et érudite. Guère étonnant donc que ces romans aient été traduits dans plusieurs langues et se soient vus récompensés par de prestigieux prix – tant en France qu’en Angleterre notamment.
Pierre Pevel est un ancien auteur de jeu de rôle – ayant écrit notamment sur la gamme Nightprowler – et les Lames du Cardinal convoque tout un imaginaire qui parle aux rôlistes de tout poil. Dès lors, il semblait bien naturel que la trilogie soit adaptée en jeu un jour ou l’autre. Et c’est donc Sans Détour qui s’y colle !
Un jour, toujours…
Première constatation quand on a les Lames du Cardinal – le jeu de rôle – entre les mains : c’est du superbe matériel ! Choix a été fait de présenter le jeu dans une boîte à la belle couleur rouge cardinal (bleu roy pour la version collector) : celle-ci ouverte, on y trouve deux livrets de 64 pages (l’un concerne l’univers et l’autre les règles et chapitres dédiés au meneur de jeu), une fiche de personnage à photocopier, des cartes d’archétypes permettant de créer personnages et PNJ avec facilité et surtout, le fameux Tarot des Ombres évoqué dans les romans et fabriqué spécialement pour le jeu (qui servira pour le moteur des règles).
Tous ces éléments bénéficient d’une finition soignée et les livrets sont abondamment illustrés – entre de nombreux dessins inédits de Loïc Muzy et diverses gravures ou tableaux d’époque ajoutant une touche à l’ambiance. Le Tarot des Ombres est un accessoire très agréable à manipuler, vraiment dans le ton du jeu avec ses arcanes spécifiques et ses couleurs et symboles ancrés dans l’univers (point ici de carreau ou de trèfle, on parle de souffle, griffe, écaille et sang).
Bref à ce niveau-là, on n’est pas déçu : la qualité habituelle des produits Sans Détour est bien au rendez-vous et c’est un jeu magnifique qui nous est proposé.
Un pour tous…
Le livret de l’univers prend le parti d’éviter l’approche encyclopédique afin de favoriser la rapidité d’immersion dans l’univers. Après tout, nous parlons de la France d’Alexandre Dumas et de ses mousquetaires – un pan de culture populaire qui nous parle à tous et qui est aisément accessible. Le focus est donc mis sur les éléments qui distinguent le monde des Lames du Cardinal du nôtre.
Et en premier lieu : les dragons ! Tout est révélé sur ces créatures sans âge : leur histoire secrète, les différents types (Archéens, Dragons ancestraux, Derniers Nés…), les autres créatures draconiques (dragonnets, vyvernes, tarasques et bien sûr les Dracs, des humanoïdes qui font de parfaits antagonistes) et surtout les sectes. Car les dragons ont des plans à long terme et s’opposent même parfois entre eux, se réunissant en groupes afin de favoriser leurs desseins. La Griffe noire est ainsi la secte ayant noyauté la Cour d’Espagne et qui œuvre à plonger l’Europe dans le chaos pour favoriser le retour au pouvoir des dragons – il s’agit du plus grand danger contre lequel luttent les Lames du Cardinal. Les Gardiens, à l’inverse, souhaitent favoriser la cohabitation entre humains et dragons – dont ils pressentent l’extinction en cas de guerre ouverte. Ce chapitre est riche en pistes et idées et permet de bien cerner ce qu’apporte la composante « dragon » dans cet univers de cape & épée.
Les chapitres suivants sont construits selon un effet de zoom astucieux : on passe ainsi de celui décrivant l’Europe des Lames du Cardinal à celui détaillant Paris, en passant par celui qui nous présente la France. On va donc du général au particulier, avec toujours cet effort d’éviter la lourdeur encyclopédique et de présenter uniquement les informations pertinentes et directement exploitables (par exemple : le conflit lorrain ou l’étrange positionnement diplomatique de la Suède – sources d’intrigues évidentes).
Tout le livret est bien écrit et permet de s’approprier le background. Toutefois, et bien que cela ne soit en rien obligatoire grâce au travail des auteurs du jeu, il est conseillé de lire la trilogie romanesque de Pierre Pevel – déjà du fait de ses qualités intrinsèques mais également car elle donne le ton de l’univers et permet de le voir en mouvement.
… tous pour un !
Le second livret détaille en premier lieu le système de jeu.
Comme on s’en doute, les joueurs sont amenés à interpréter une des fameuses Lames du Cardinal. L’action du jeu se passant dix ans après celle des romans, Richelieu est mort mais Mazarin a reformé cette unité d’élite car la menace des dragons se fait plus pesante que jamais. Chaque joueur va donc créer une Lame du Cardinal afin de se mettre au service de la France. Un personnage est défini par des caractéristiques (chacune reflétant des aspects physiques et mentaux : Puissant, Vif, Galant, Fin) et des compétences qui en dépendent (escrime et occultisme étant à part) ; il dispose également de points de Ténacité pour se dépasser. La création se fait en toute simplicité : le joueur choisit deux archétypes parmi ceux proposés (dans un jeu de cartes illustrées : homme d’armes, courtisan, érudit, etc.) – l’un définit ce qu’il faisait avant de rejoindre les Lames et l’autre ce qu’il fait à présent, sa spécialité au sein du groupe. Chaque archétype donne des compétences et l’accès à des contacts (il est essentiel de pouvoir compter sur des alliés ou sources d’information dans le Paris de l’époque). Enfin, un joueur peut choisir de faire bénéficier à son personnage de la protection d’un ou deux arcanes du Tarot des Ombres – ce qui peut lui amener divers bonus mais lui impose aussi un certain comportement et le soumet à l’influence des dragons. Bien sûr, le personnage maîtrise des techniques d’escrime liées à une école en particulier.
Les caractéristiques – et donc les compétences qui en dépendent – sont toutes affiliées à l’un des symboles du Tarot des Ombres (griffe, souffle, écaille et sang). Lorsqu’un personnage doit faire un test (chiffré par une difficulté), il tire du paquet un nombre de cartes égal à son niveau dans la compétence : toutes celles qui sont de la couleur (rouge ou noir) du symbole auquel elle est liée sont des succès qui, s’ils égalent ou surpassent la difficulté, permettent une réussite de l’action. Mais si cela ne suffit pas, le joueur peut encore utiliser sa caractéristique : il se défausse alors d’autant de cartes que le niveau de celle-ci et en pioche autant de nouvelles qu’il peut utiliser pour essayer de surpasser la difficulté. L’utilisation de points de Ténacité permet quant à elle de piocher jusqu’à deux cartes supplémentaires.
Le combat utilise cette base et l’enrichit d’options tactiques. Ainsi, chaque personnage appartient à une école d’escrime : germanique (puissante), française (moderne), italienne (élégante) et espagnole (défensive) dont dépendent des feintes et des bottes. Selon l’école, la compétence escrime du personnage sera liée à l’un des quatre symboles du Tarot des Ombres (et donc à l’une des caractéristiques). Les adversaires ne sont quant à eux définis que par leur potentiel d’attaque et de défense et leurs points de Ténacité. Lors d’un assaut (un tour de jeu), les cartes rouges que tire le joueur permettent de se défendre et les cartes noires d’attaquer ; il est possible de réaliser des enchaînements si l’on pose plusieurs cartes qui se suivent (un 8, un 9 puis un 10 permettent ainsi de frapper trois fois ou d’atteindre trois adversaires !) ; et le gain ou la perte de l’initiative dépendent de la valeur de la carte jouée. Il y a bien d’autres subtilités stratégiques (utiliser les feintes et bottes, reprendre son souffle, pousser son attaque…) et les duels dans les Lames du Cardinal promettent d’être haletants une fois tout cela assimilé !
D’autres éléments enrichissent cette base : piocher des arcanes dans le paquet de cartes amène des effets particuliers, le fait de jouer des figures (cavalier, dame, roi, vyverne) en combat autorise des mouvements spéciaux, deux personnages liés entre eux peuvent s’échanger des cartes de leur main, etc. Le système est ainsi fort ludique et bourré de bonnes idées qui donneront tout leur sel aux scènes d’action dès lors que les joueurs maîtriseront les subtilités de la mécanique.
Mais… car il y a un mais. Si les règles sont des plus intéressantes, leur rédaction manque de clarté et d’organisation. Il faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre un point particulier (par exemple : comment définir ses contacts et leur niveau) et des éléments semblent présentés dans un ordre peu logique (pourquoi avoir décrit les feintes et bottes d’escrime avant les règles de combat ?). Le tout manque cruellement d’exemples ou ceux-ci sont peu pertinents (notamment celui déroulant la séquence d’un combat : il est à sens unique, mettant en scène une Lame se débarrassant de quelques adversaires sans transpirer une goutte). Peut-être que des tableaux ou logigrammes clarifiant les différentes étapes d’un tirage de cartes (pour une simple épreuve ou pour un combat) auraient permis de mieux comprendre leur enchaînement.
De la même façon, on sent que règne un certain flou sur certains aspects – idées abandonnées en cours de route, manque de place pour mieux développer ? Ainsi, il est dit que les règles de combat peuvent être utilisées pour d’autres types d’opposition : mais aucune piste n’est donnée en ce sens. Et d’autres règles sont laissées à la discrétion du meneur de jeu – comme la magie draconique (certes inaccessible aux personnages, mais il aurait été bien utile d’en savoir plus pour mettre en scène des antagonistes la maîtrisant).
Ces scories rendent les règles – pourtant bien pensées – peu accessibles et demandent donc au lecteur de bien se concentrer voire de relire plusieurs fois chaque passage pour être sûr de bien avoir tout assimilé. Espérons qu’une FAQ éclaircira rapidement les points litigieux…
Au service secret de sa Majesté
Les Lames du Cardinal est typiquement un jeu à missions. Les personnages y sont des agents obéissant à une autorité (ici le Cardinal Mazarin au service du Royaume de France) et peuvent donc accomplir toutes sortes de tâches : les scénarios mélangent alors intrigues, complots, guerre, action, occulte, exploration, etc.
Dans le chapitre consacré au meneur de jeu qui se situe dans le second livret, on trouve de quoi concevoir soi-même les aventures dans lesquelles lancer nos joueurs. D’abord avec la description des Lames du Cardinal : fonctionnement, fiches des anciennes Lames (celles des romans), le quartier-général et la logistique à disposition… Puis les diverses organisations alliées (mousquetaires du Roi, sœurs de Saint Georges…) ou adverses (la Griffe noire). Enfin, une matrice de construction de scénario – simple et efficace – permet de rassembler les briques qui, une fois liées les unes aux autres, donneront une aventure prête à jouer riche en rebondissements. Ce très agréable chapitre de conseils techniques directement applicables trouve tout son intérêt en conjonction avec les Instances : des lettres de mission rédigée de la main du Cardinal, présentant les prémisses d’une situation et que l’on trouve tout au long du premier livret – de quoi lancer rapidement une partie si l’on n’a pas peur d’improviser. La Rivière draconique apporte un autre plus pour agrémenter les scénarios : au début de la partie, le meneur de jeu choisit (ou tire au hasard) de un à trois arcanes du Tarot des Ombres et s’en inspire pour imposer des complications, des scènes ou des rencontres (en se basant sur la signification de l’arcane et des mots-clés qui lui sont liés).
Enfin, ce livret se conclut par un scénario plutôt dense et épique. Sans trop en révéler, les Lames vont devoir y enquêter sur rien moins que l’empoisonnement de Louis XIII et l’implication de la Griffe noire dans la mort du Roi de France ! Ça commence fort et cette aventure donne le ton du jeu : l’Histoire – la grande – est un matériau de base qu’il ne faut pas avoir peur de violer dès lors qu’on lui fait de beaux enfants. On espère que la suite de la gamme sera peu avare en de tels scénarios à la fois riches en révélations et spectaculaires dans l’action.
Lames et dragons
Enrobé dans un fort bel écrin, bénéficiant d’un univers immédiatement familier et séduisant (qui s’appuie de plus sur une trilogie de romans à succès), doté de règles originales et bien pensées, les Lames du Cardinal permet de bien démarrer cette nouvelle année. Car malgré les réserves exprimées (une rédaction peu intuitives des règles, des idées non-assumées, un certain flou sur certains aspects…), il s’agit là d’un très bon jeu de rôle dont les nombreuses qualités sauront vite faire oublier les quelques défauts.
Si vous aimez le genre cape & épée, que la série de Pierre Pevel vous a séduit, qu’un système de jeu à base de cartes ne vous effraie pas : alors les Lames du Cardinal est fait pour vous !
Trois questions à Philippe Auribeau, chef de projet sur les Lames du Cardinal
Mythologica (M) : Comment s’est déroulé le travail avec Pierre Pevel ?
Philippe Auribeau (PA) : Le travail avec Pierre a commencé très simplement, par une conversation autour d’un verre. Là, nous avons confronté nos idées sur ce que devrait être le jeu de rôle des Lames du Cardinal. Nous avons rapidement réalisé que nos points de vue étaient assez proches, en particulier sur le fond du système de jeu et l’ambiance générale que nous voulions créer à la table. Pierre étant lui-même ancien auteur de jeu de rôle, le dialogue a été facile.
À partir de ces premiers éléments, le travail avec Pierre a été fondé sur une volonté de respecter l’œuvre originale, mais aussi de l’enrichir d’éléments qui avaient suscité des questions dans le roman. Pierre nous a donné des pistes et accès à ses fiches de création, mais nous a également laissé les coudées franches pour rebondir sur ses écrits. Certaines parties lui tenaient particulièrement à cœur – tels les dragons – et nous avons fait plusieurs aller-retour pour qu’il effectue un contrôle de cohérence avec ce qu’il avait dans la tête.
De même, à partir du moment où nous avons proposé un système basé sur le Tarot des Ombres, Pierre a souhaité créer lui-même les arcanes non décrites dans le roman. Il a été présent tout au long du processus de création et cela donne, je l’espère, une harmonie d’ensemble à l’univers que nous avons décrit.
M : Qu’est ce qui a guidé vos choix en matière de game design ?
PA : C’est le système à base de cartes qui a conditionné le reste. C’est un système qui me tenait à cœur, car j’y voyais des possibilités, en particulier au niveau de la simulation des affrontements d’escrime spectaculaires propres au genre cape & épée, qui n’avaient jamais été exploitées. Qui plus est, l’utilisation d’un tarot créé spécialement pour le jeu à partir ce celui présent dans les romans donnait une vraie légitimité à ce choix.
À partir du moment où le jeu de cartes devait être fourni, le choix de la boîte s’est fait naturellement. Pour le reste, le matériel est lié à notre philosophie de jeu pour les Lames du Cardinal : un jeu court, facile d’accès, rapide à mettre en place et beau graphiquement. Nous avons alors réfléchi, en coordination avec l’éditeur, aux éléments à intégrer dans la boite puis avec l’écran.
C’est au final avec une démarche proche du jeu de société que nous avons pensé le produit : comment fournir un matériel graphiquement irréprochable, utile en jeu et instaurant une ambiance visuelle à la table. Le but étant qu’une table des Lames du Cardinal ne ressemble pas forcément à une table classique de jeu de rôle et qu’on y retrouve l’atmosphère des romans au premier coup d’œil.
M : De quoi sera fait l’avenir de cette gamme ?
PA : Je ne vous apprendrai rien en disant que le suivi d’un jeu dépend de ses résultats commerciaux et de l’adhésion du public. Nous avons conçu le jeu pour qu’il soit auto-suffisant. En cela, avec la boite de base, le meneur a tout ce qu’il faut pour jouer et peut compter sur des dizaines de pistes de scénarios. Une matrice, conçue par le talentueux Mahyar Shakeri, est fournie pour créer facilement des aventures dans l’univers de Pierre Pevel.
Il semble toutefois que le jeu soit très attendu, ce qui pourrait ouvrir la porte à des produits complémentaires. Mais nous préférons rester humbles et attendre les réactions des joueurs avant de tirer des plans sur la comète. Il n’y a que ça de vrai, en particulier pour un jeu quelque peu atypique comme les Lames du Cardinal.
Retrouvez également une interview de Pierre Pevel à propos de l’adaptation des Lames du Cardinal dans le dossier « fantasy et jeu de rôle » de Mythologica n°1.
Propos recueillis par Romain d’Huissier